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Turquie du sud-est:  que fait le gouvernement, au juste ?

La Turquie a fait parler d'elle en construisant un immense barrage près de Sanliurfa, à la limite de la "zone kurde". Grâce à lui, la région allait pouvoir rattraper son retard économique. En attendant, les populations attendent désespérément que le gouvernement agisse dans le domaine de l'éducation et des droits de l'homme.

Sanliurfa marque l'entrée dans l'est de la Turquie, à la limite de la zone revendiquée comme Kurdistan par les Kurdes. A quelques dizaines de kilomètres se trouve un gigantesque barrage, le barrage Atatürk, inauguré en 1992, l’un des plus grands du monde. C'est le premier d'une longue série: le Projet Sud-Anatolien (GAP), comprenant aménagements hydrauliques et électriques de grande ampleur, est censé "booster" l'agriculture et l'industrie dans toute la région. Nous avons demandé à quelques habitants de Sanliurfa leur avis sur cette initiative du gouvernement.

Tout d'abord, petite présentation du cadre... Après Istanbul et Ankara, Sanliurfa nous apparaît comme une petite ville de province traditionnelle. Istanbul est foisonnante et bruyante, mais très touristique et commerciale. Ankara, c'est Washington-bis: une ville officielle et administrative, sans charme particulier, excepté le bazar incontournable au centre de la ville. A Sanliurfa, c'est le contraste. Nous sommes entrés en Anatolie orientale, où le niveau de vie est beaucoup plus bas, où l'économie et les modes de vie sont principalement ruraux, où la plupart des femmes sont voilées, où les mentalités sont largement moins  occidentalisées que dans l'ouest. D'ailleurs, nous attirons beaucoup plus l'attention, en tant que touristes européens. Sanliurfa est aussi une ville de pélerinage musulman, où le grand prophète Abraham serait mort, immolé par le roi assyrien Nemrod, car il avait détruit des dieux païens. C'est un islam conservateur qui domine.

Dans cette ville de 300.000 habitants cohabitent des Turcs, des Kurdes et des Arabes. Tout ce petit monde vit ensemble, visiblement épargné par la guerre civile qui a sévi dans l'est de la Turquie jusqu'en 1999. Pas tout à fait épargné cependant: si cette région a pris du retard, c'est en partie à cause de la guerre. Maintenant que les affrontements armés entre les Kurdes et le gouvernement ont cessé, suite à l'arrestation d'Ocallan, le dirigeant du PKK, en 1999, les sommes monumentales investies dans le projet GAP doivent permettre de remédier au sous-développement économique de la région.

Les retombées concrètes du barrage : pour l’instant, pas grand chose…

Ali, notre fidèle interprète, qui a quitté Ankara un week-end pour nous accompagner à Sanliurfa, sa ville natale, nous a emmenés dans le Gümrückhani, une sorte de salon de thé à ciel ouvert, en plein milieu du bazar. Ici se retrouvent les hommes pour jouer aux échecs ou aux dominos, pour discuter autour d'un thé, sur de petits tabourets en bois, pendant des heures. Un monde exclusivement masculin et une tradition sans doute séculaire.

Ali nous a aidés à interroger Mehmed, un fermier d'origine kurde. Mehmed n'a pas encore constaté les effets du barrage, ni sur ses propres cultures de coton, ni sur celles de ses voisins. Les seuls à avoir bénéficié de terres irriguées habitent autour d'Harran, plus au sud, quasiment à la frontière syrienne, ville célèbre pour ses maisons coniques en forme de ruche. Pour l'instant, visiblement, personne n'a augmenté ses revenus ou son niveau de vie du fait du projet GAP, à part ces quelques habitants qui sont passés de l'élevage de bétail à la culture intensive du coton. Mehmed insiste sur le fait que « donner de l'eau » ne sert à rien si l’on ne fournit pas aussi les techniques modernes pour l'utiliser, ce qui n'a jamais été fait.

Cependant, le projet est encore très récent, et Mehmed reste confiant pour le futur. Il ne doute pas que des entreprises viendront investir; les changements se feront lentement, mais sûrement. Ahmed, un autre fermier, mais aussi Eyup, étudiant en sociologie, Faruk, instituteur à Istanbul et Said, vendeur de kilims, sont aussi persuadés que l'apport en eau améliorera un jour ou l'autre leurs conditions de vie. Mais cela ne concerne qu'un futur lointain et peu palpable. Dans l'immédiat, ils gardent surtout en tête les conséquences négatives du projet GAP. Notamment le regret de nombreux sites touristiques, mais également de terres cultivables, qui ont été inondés ou le seront dans un avenir proche.

Les vrais problèmes sont ailleurs : un système éducatif malade

"Le barrage apporte juste de l'argent", répètent-ils sur un ton amer. Paradoxalement, ils considèrent que le barrage a des effets négatifs même sur les populations qui en bénéficient. Ils prennent en exemple les habitants d'Harran - principalement des Arabes, précisent-ils - qui ne mettent pas à profit leur augmentation de revenus pour "se développer", mais pour acheter une nouvelle voiture et améliorer leur confort matériel. Que ce soit un préjugé raciste ou l’aveu de leur jalousie, ils ne sont pas pour autant clairs sur ce qu’ils feraient à leur place. Sans doute emprunteraient-ils la même voie, même s’ils rechignent à l’avouer. De toute façon, tous s'accordent pour dire que le barrage n'est pas ce dont ils ont le plus besoin.

La priorité ici, et la principale revendication des habitants que nous avons rencontrés, c'est l'éducation. "Le gouvernement ne fait rien dans ce domaine pour améliorer la situation", affirme Mehmed (photo ci-dessous). Une université a ouvert en 1994, permettant de former des médecins et des ingénieurs, ce qui est déjà un énorme progrès, mais l'enseignement primaire et secondaire reste toujours aussi lacunaire. Dans les écoles primaires publiques, les élèves s'entassent à 60-70 par classe. Quant aux écoles privées, elles coûtent trop cher pour la majorité des habitants. Mehmed dispose aujourd'hui de revenus suffisants pour envoyer deux de ces quatre enfants dans des écoles privées. Pour pouvoir vivre correctement et payer leurs études, il travaille 20 heures par jour et ne prend quasiment jamais de vacances, situation aggravée par la crise économique.

Lui-même aurait aimé devenir prof mais il a du commencer à travailler pour gagner sa vie. Il a donc arrêté ses études et s'est mis à l'agriculture. "Je n'ai pas choisi, c'était la seule possibilité qui s'offrait à moi." Maintenant, il aimerait que ses enfants puissent choisir leur métier et accèdent à une meilleure situation. Il rêve de fils ingénieurs. "Je n'ai pas envie qu'ils deviennent agriculteurs à leur tour." 

Ahmed, Eyup, Faruk et Said sont d'accord pour dire que si le barrage amène un jour des changements économiques, via l'augmentation des revenus, il ne changera cependant rien à la situation sociale. Il n'y a pas un seul théâtre à Sanliurfa, et seulement un cinéma. Il n'y a quasiment pas d'enseignants, car personne ne veut venir dans cette région. Quant aux parents qui ont assez d'argent, ils ne sont pas assez fous pour envoyer leurs enfants dans des écoles publiques, tellement elles manquent de personnel enseignant, d'équipements, de moyens financiers. Cependant, mes quatre interlocuteurs tiennent à dire que l'éducation est un problème qui concerne l'ensemble de la Turquie, même si la situation est pire dans le sud-est. A Istanbul, dans certains quartiers pauvres, il arrive que les classes regroupent 60-70 enfants, comme ici.

En somme, en Turquie, pour améliorer ses revenus, mais surtout pouvoir choisir son avenir, comme Mehmed le souhaite à ses enfants, il faut d’abord en avoir les moyens. Ce privilège reste réservé aux familles les plus aisées, celles qui peuvent mettre leurs enfants dans le privé, seule chance d’accèder un jour à l’éducation supèrieure. En effet, le système éducatif turc est truffé d’examens et concours d’entrée, dont la sélectivité est telle qu’il faut fréquenter les meilleures écoles pour les réussir, et les écoles publiques et gratuites n’en font définitivement pas partie. [sur ce sujet, voir l’article « Universités publiques turques en galère »]

Un rapport de l’UNICEF sur la situation des enfants en Turquie en 1999 met le doigt sur d’autres lacunes de l’éducation publique. Dans les zones rurales en particulier, de nombreuses familles pauvres ne peuvent envoyer leurs enfants à l’école pour des raisons financières. Il ne suffit pas qu’elle soit gratuite : il reste les livres et l’uniforme à acheter. Du fait de l’exode rural, beaucoup d’écoles de villages sont aujourd’hui désaffectées. Les familles restées sur place doivent donc avoir les moyens d’envoyer leurs rejetons dans des écoles plus éloignées. Mais un enfant scolarisé, c’est aussi une perte de revenus. L’agriculture est l’activité prédominante dans l’est de la Turquie, et les familles pauvres ont souvent besoin de leurs enfants pour les aider dans les champs. L’école n’est pas seulement trop chère, elle n’est pas non plus adaptée au calendrier agricole : il n’est pas rare que des enfants désertent les bancs de l’école pendant de longues périodes, ce qui favorise grandement l’échec scolaire.

De la difficulté d'être Kurde en Turquie

Enfin, il faut évoquer la situation particulière des Kurdes de Turquie. Si la région est si défavorisée économiquement par rapport au reste du pays, c’est aussi parce qu’elle fut pendant des années le théâtre d’une guerre civile meurtrière. Qu’en est-il aujourd’hui ? La plupart des étudiants que j'ai questionnés considèrent qu'il n'y a plus de "problème kurde", discours qui ressemble étrangement à celui du gouvernement. Le PKK est un parti terroriste, qui ne rassemblait qu'une petite minorité des Kurdes, mais qui menaçait constamment le reste, la majorité, pour les forcer à les soutenir. Maintenant que le PKK ne sévit plus, les Kurdes ne demandent plus l’autonomie et ne risquent plus de la demander. Au fur et à mesure que la situation revient à la normale, les revendications culturelles des Kurdes seront satisfaites: parler leur langue librement, disposer de médias kurdophones... - jusqu'où cependant? 

Tel est le discours officiel, notamment celui des diplomates turcs en France qui m'ont expliqué la situation. Ils prennent pour exemple les Kurdes qui ont réussi, que ce soit dans le monde politique ou culturel, pour montrer que personne ne les empêche de gravir l'échelle sociale. Le gouvernement mise beaucoup sur le rattrapage économique de la région pour calmer, on pourrait dire amadouer, la population en lui offrant de meilleures conditions de vie - l'une des justifications du projet GAP.

Il semble en effet que peu de Kurdes souhaitent l'indépendance. Mehmed l’affirme : il ne veut pas voir la Turquie divisée en deux. En revanche, il revendique l'égalité des droits, qui est loin d'être effective. "La situation des Kurdes s'améliorerait si la Turquie intégrait l'Union européenne, mais il n'y a justement aucune chance pour qu'elle l'intègre si les droits de l'homme ne sont pas mieux respectés ici". Et Dieu sait que la Turquie a des progrès à faire dans ce domaine, à commencer par la lumière à faire sur les atrocités commises par l'armée pendant la guerre - les atrocités ont eu lieu des deux côtés, le PKK et l'armée turque en sont tous deux responsables. 

Mais les Kurdes sont loin d'être les seuls concernés, quand il s'agit de liberté d'expression. La Turquie continue d'emprisonner à tour de bras des intellectuels et opposants politiques pour délit d'opinion. Quand aux conditions de détention, des prisonniers en viennent à faire des grèves de la faim pour attirer l'attention. Le rêve de Mehmed, voir ses enfants dans une école kurde, est visiblement loin d'être réalisé. En attendant, d'après ses dires, la première étape consiste à rendre l'école publique accessible et égale pour tous, au lieu de discriminer les habitants de l'est en les plaçant dans des écoles surpeuplées et sans moyens.

Ce ne sont donc pas de simples barrages, aussi grands et innovants soient-ils, qui aideront l'Anatolie orientale à se développer. L'éducation ne constitue pas la préoccupation principale du gouvernement turc, c'est un fait. Il suffit de voir les pénuries du système universitaire pour s'en convaincre: seulement 20% des lycéens accèdent à l'université [cf. article Universités publiques turques en galère]. Non seulement l'armée monopolise le budget de l'Etat, mais elle tient sous sa botte la majeure partie du système politique turc. Sous prétexte de protéger la République turque des dérives indépendantistes et/ou islamistes, elle maintient son contrôle sur l'enseignement supérieur, le pouvoir judiciaire et la censure et garde jalousement son monopole en terme d'interprétation constitutionnelle.* Ce sont autant de freins au développement de la démocratie. 

Ainsi, plutôt que de donner les moyens aux Kurdes de se défendre politiquement en les éduquant, le gouvernement a fait le choix moins risqué de maintenir la région sous contrôle militaire, tout en tentant de la rendre viable économiquement pour montrer sa détermination à améliorer les conditions de vie des habitants. A en croire les arguments avancés pour défendre le barrage, la bonne volonté du gouvernement se mesure à l’aune du montant de ses investissements, pas à leur affectation.

Auteur: Chacha
30 juillet 2001

* Au sujet du pouvoir des militaires, voir le très bon article d'Eric Rouleau dans le Monde Diplomatique : "Ce pouvoir si pesant des militaires turcs" ( septembre 2000).

 



Bravo! - Suphi

Je suis étudiant en médecine en France et originaire d'un village de Sanliurfa à 20 km en aval du barrage Ataturk.
Tout d'abord, bravo pour votre expédition .Je trouve qu'il n'y a rien de plus enrichissant que le genre de voyage-reportage que vous avez entrepris.Je suis ravi de voir avec quelle lucidité vous avez traité du problème Kurde ainsi que des inégalités socio-économiques et du manque d'état de droit en Turquie.
J'espère un avenir heureux pour tous les habitants de la Turquie et que très bientôt, comme le souhaitait Mehmed
il y aura des écoles kurdes
et l'égalité des droits aussi bien à l'éducation qu'à la culture et aux libertés.Encore bravo et merci, cette fois pour avoir si bien décrit ma région d'Urfa (Riha en Kurde) et le Kurdistan de Turquie en général.C'est avec joie que j'aimerais prendre contact avec vous par email.




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